14.
— Tu ne travailles donc jamais ? demanda Caroline en s'efforçant de rassembler le chiot frétillant, son sac à main et quelques-uns de ses achats.
— Seulement sous la contrainte.
Tucker posa le bouquet à côté de lui et se redressa paresseusement.
— Qu'est-ce que tu as là, Caro?
— Ça s'appelle un chien.
Il gloussa et porta ses pas vers la BMW que la jeune femme avait réussi à caser le long de l'immense Oldsmobile.
— L'a une bonne bouille, dit-il en passant sa main dans le pelage de l'animal.
Puis il jeta un œil dans le coffre de la BMW.
— Besoin d'aide?
Caroline souffla sur les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.
— A ton avis ?
— A mon avis, tu es heureuse de me voir.
Il profita de ce qu'elle avait les bras chargés pour l'embrasser.
— Et tu aimerais ne pas l'être, ajouta-t-il. Allez, porte ça à l'intérieur, je me charge du reste.
Caroline s'exécuta — ne fût-ce que pour voir s'il était capable de faire quelque chose de ses dix doigts, à part mettre une femme dans tous ses états. Puis elle s'assit sur les marches et s'évertua à passer le collier autour du cou de Vaurien, qui se mit à couiner.
— On dirait que tu as tout ce qu'il te faut, dit-il en inspectant le contenu du coffre.
Il en extirpa le sac des aliments pour chiot, qu'il jeta sur son épaule. Caroline regardait avec intérêt ses muscles rouler légèrement sous sa peau, quand il brandit le coussin fleuri d'un air médusé.
— Qu'est-ce que c'est?
— Il faut bien qu'il dorme sur quelque chose, répliqua-t-elle.
« Sur ton lit, oui », songea Tucker avec amusement. Ce chiot-là n'avait pas l'air d'être un attardé.
— Alors, comme ça...
Il se débarrassa de sa charge sous la véranda et s'assit à côté d'elle.
— ... c'est un des chiots des Fuller?
— Oui.
Vaurien abandonna Caroline pour aller renifler la main de Tucker. La jeune femme pouvait sentir les roses qu'il avait apportées, et résolut de ne pas se laisser séduire par ce présent, de ne pas en demander la raison ni même de le remarquer.
— Salut, mon gars.
Tucker gratta le chiot à un endroit qui le fit grimacer d'aise et battre la mesure de la patte arrière sur le plancher de la véranda.
— C'est un bon chien. Un adorable petit chien. Au fait, il s'appelle comment?
— Vaurien, marmonna Caroline tandis que le chiot — son chiot — s'étendait béatement sur les genoux de Tucker. Et je vois déjà qu'il ne vaudra rien comme chien de garde.
Tucker fronça un instant les sourcils.
— Un chien de garde?
Il chatouilla la bête pour l'amener à se retourner sur le dos.
— Hé, mon gars, laisse-moi voir tes crocs.
Vaurien mâchonna de bon cœur les doigts de Tucker.
— Ouais, eh bien, ils pousseront toujours assez vite. Comme le reste, d'ailleurs. Dans deux ou trois mois, il commencera à prendre du poids.
— Dans deux mois, je... je serai en Europe. En fait, je risque de partir encore plus tôt. J'ai un récital à préparer dès le mois d'août à D.C., une invitation que je suis forcée d'honorer.
— Forcée?
Elle n'avait pas voulu l'exprimer ainsi.
— J'ai un récital, répéta-t-elle sans autre commentaire. Mais je pense que je trouverai un bon foyer pour le chiot avant de partir.
Tucker leva les yeux vers elle, des yeux mordorés et placides, un peu durs aussi. Il avait parfois une façon de la regarder, se dit-elle, qui balayait tous les faux-semblants et atteignait au cœur même de la vérité.
— Je pense que tu pourrais emmener un chien avec toi, si tu le désirais.
Sa voix était tranquille, à peine plus qu'un frémissement dans l'air lourd et chaud.
— Tu es très respectée dans ta partie, non?
Elle détourna la tête, et se le reprocha aussitôt. Mais elle devait cacher à Tucker certain sentiment qu'elle tenait encore secret.
— Les tournées sont une affaire complexe, déclara-t-elle pour couper court à la discussion.
Mais Tucker refusa d'en rester là.
— Et tu aimes cela? lui demanda-t-il.
— Cela fait partie de mes obligations.
Elle tendait la main pour reprendre Vaurien sur ses genoux, lorsque le chiot quitta ceux de Tucker pour partir à l'aventure.
— Il pourrait se perdre, dit-elle.
— Il renifle son territoire, ne t'inquiète pas. Tu n'as pas répondu à ma question, Caroline. Aimes-tu cela?
— Le problème n'est pas d'aimer ou de ne pas aimer. Jouer oblige à se déplacer.
Et ce, pensa-t-elle, d'aéroport en aéroport, de ville en ville, d'hôtel en hôtel, de répétition en répétition... Elle sentit au creux de son estomac une contraction, un nœud, un tiraillement — symptômes qui l'engageaient d'ordinaire à se détendre si elle ne voulait pas subir la présence importune de son vieil ami M. Ulcère.
Quoique souffrant rarement lui-même de tension nerveuse, Tucker en reconnut les signes avant-coureurs. Il posa doucement une main sur sa nuque et se mit à la masser.
— Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi des gens choisissaient de faire ce qu'ils n'aiment pas.
— Je n'ai pas dit...
— Oh ! que si. En tout cas, tu ne m'as pas abruti avec des : « Oh, mon très cher Tuck, c'est un bonheur sans égal que de s'envoler vers Londres, de passer par Paris, de se retrouver à Vienne, à Venise... » Maintenant, il est vrai que j'aimerais moi-même aller voir quelques-uns de ces endroits. Mais toi, tu n'as pas l'air d'en avoir retiré énormément de plaisir.
Voir? songea-t-elle. Mais qu'avait-elle réellement vu entre les interviews, les répétitions, les récitals et les heures passées à boucler et défaire ses bagages?
— Il y a des gens en ce bas monde qui ne conçoivent pas le plaisir comme le but de toute leur vie.
Elle reconnut dans sa propre voix un ton dédaigneux qui la dégoûta elle-même.
— Eh bien, c'est vraiment regrettable, rétorqua Tucker en se reculant pour allumer une cigarette. Tu vois ce chiot en train de renifler un peu partout? Il est aussi heureux qu'une grenouille gavée de mouches. Il mouillera ton gazon, se mordra la queue si l'envie lui en prend, et puis se couchera par terre pour une bonne petite sieste. J'ai toujours pensé que les chiens avaient trouvé le meilleur truc pour se la couler douce.
Un sourire apparut sur les lèvres de Caroline.
— Préviens-moi tout de même, si tu ressens le besoin pressant de mouiller mon gazon.
Tucker ne lui rendit pas son sourire. Il étudia un instant l'extrémité braisillante de sa cigarette, puis tourna la tête vers elle pour lui lancer un de ses regards aussi placides qu'acérés.
— J'ai demandé au Dr Shays ce qu'étaient ces pilules que tu m'avais données. «Le Percodan ? m'a-t-il dit. C'est un médicament puissant. » Pourquoi prends-tu ces pilules, Caroline?
Elle se raidit. En la voyant ainsi se renfrogner, Tucker songea à un porc-épic se roulant en boule pour montrer ses piquants à quiconque aurait l'imprudence de vouloir s'y frotter.
— Ça ne te regarde pas, répondit-elle.
Il lui posa une main sur la joue.
— Caroline, je tiens à toi.
Elle était parfaitement consciente — tout comme lui, d'ailleurs — qu'il avait déjà dit ces mots à des douzaines d'autres femmes auparavant. Et en même temps, tous deux savaient, pour leur plus grand embarras, que cette fois-ci, c'était différent.
— J'ai des migraines, lâcha-t-elle d'une voix acerbe et revêche qu'elle détesta encore.
— Souvent?
— Mais à quoi joues-tu ? C'est un examen ? Beaucoup de gens ont des migraines, surtout ceux qui ne passent pas leurs journées sur le rocking-chair de leur véranda.
— Pour ma part, je préfère un bon hamac de corde, répliqua-t-il d'un ton égal. Mais nous étions en train de parler de toi.
Le regard de la jeune femme devint inexpressif et froid.
— Laisse-moi tranquille, Tucker.
D'ordinaire, il aurait obtempéré, étant peu enclin à chatouiller la susceptibilité d'autrui quand il risquait de se faire taper sur les doigts.
— Je n'aime pas te voir souffrir, ajouta-t-il, voilà tout.
— Je ne souffre pas.
Elle sentait cependant la migraine lui fondre sur le crâne à la vitesse d'un cheval au galop.
— Ni te voir te tourmenter.
— Me tourmenter...
Elle répéta ces mots deux fois, avant de s'esclaffer, la tête en avant. Son rire avait un accent hystérique qui poussa le chiot à venir se coucher à ses pieds en gémissant.
— Oh, mais pourquoi me tourmenterais-je ? Parce que quelques maniaques éventrent des femmes avant de les abandonner dans mon étang ? Parce que Austin Hatinger est de nouveau libre d'agir à sa guise et qu'il pourrait décider de revenir pulvériser mes carreaux ? Allons donc ! Et pourquoi devrais-je également passer des nuits blanches à me dire qu'il va très certainement revenir te trouer la peau, hein ?
— Je ne tiens pas à avoir plus de trous que je n'en ai à l'heure actuelle, dit-il en lui caressant doucement le dos pour la réconforter. Et puis, tu sais, nous, les Longstreet, avons le chic pour nous sortir de toutes les situations.
— Oh, je le vois bien : avec un œil au beurre noir et la tête en capilotade.
Tucker eut un léger froncement de sourcils. Il ne pensait pas que son œil avait si piteux aspect.
— D'ici à la semaine prochaine les bleus auront disparu et Austin sera de nouveau en prison. Ainsi va la bonne fortune des Longstreet, mon chou. Tiens, prends le cousin Jeremiah.
Caroline poussa un grognement qu'il ignora.
— Eh bien, c'était un bon ami à Davy Crockett. Un gars du Kentucky, vois-tu.
Il avait naturellement pris le ton du conteur.
— Ils avaient combattu ensemble durant la guerre d'Indépendance. Bien sûr, Jeremiah n'était qu'un gamin à l'époque, mais il aimait déjà sacrement se battre. Après la guerre il a erré de-ci de-là, ne sachant trop que faire de sa vie. Ne s'est jamais installé nulle part. On aurait dit qu'il n'arrivait pas à donner un but à son existence. Et puis voilà qu'un jour il entend parler de tout ce charivari qui a lieu au Texas, et il se met en tête d'aller rendre visite à son vieil ami Davy. Et d'en profiter pour tirer sur quelques Mexicains au passage. Il est encore de ce côté-ci de la Louisiane, lorsque son cheval se prend le sabot dans un terrier de lapin. Voilà notre Jeremiah qui fait la culbute. Le cheval se casse une jambe, lui aussi. Doit alors tuer le cheval, ce qui lui fait de la peine étant donné qu'ils sont restés ensemble pendant huit bonnes années.
» C'est alors que survient un fermier qui hisse Jeremiah sur sa charrette et le transporte jusque chez lui. Ledit fermier a une fille, comme tout fermier qui se respecte, et à deux ils lui remettent la jambe en état — c'était une méchante fracture, et Jeremiah a bien failli y succomber. Mais après quelques semaines il est capable de clopiner en s'aidant d'une béquille.
» Au bout de quelque temps, donc, Jeremiah tombe amoureux de la fille du fermier et lui donne une belle nichée d'enfants. Plus tard, toute la progéniture s'enrichit en plantant du coton et autres espèces qui se cultivent en Louisiane.
» Mais là n'est point la morale de cette histoire. La morale est que, si Jeremiah perdit son cheval et boita le reste de ses jours, il n'alla jamais non plus rejoindre Davy au Texas. A Alamo. »
Caroline, la tête sur les genoux, avait tourné les yeux vers Tucker pour le regarder tandis qu'il raconterait la fin de l'histoire — laquelle n'était probablement qu'un pur mensonge. Mais, curieusement, sa migraine avait cessé en même temps que les morsures alarmantes dans son estomac.
— J'en conclus, déclara-t-elle, qu'un Longstreet aura toujours l'opportunité de se casser une jambe afin d'éviter un destin plus funeste.
— Tu as tout compris. Maintenant, ma douce, que dirais-tu de prendre tes cliques, tes claques et ton chien pour venir t'installer quelque temps à Sweetwater?
La réaction de défiance immédiate qu'il lut dans les yeux de la jeune femme le fit sourire.
— Nous avons une douzaine de chambres, aussi n'auras-tu pas à séjourner dans la mienne, reprit-il en lui taquinant le bout du nez. A moins que tu ne sois prête à admettre que tu finiras bien un jour ou l'autre par t'y retrouver.
— Je te remercie de ton aimable proposition, mais je ne peux que la décliner.
Un fugace sentiment d'irritation voila le regard de Tucker.
— Caroline, tu auras tous les chaperons que tu souhaites et une bonne grosse serrure sur la porte de chaque chambre à coucher, si tu me soupçonnes de vouloir me glisser entre tes draps.
— Je ne le soupçonne pas, j'en suis certaine, rétorqua-t-elle en riant. Et ne va pas te rengorger en pensant que je crains de ne pouvoir te résister. Je dois rester ici, c'est tout.
— Ce n'est pas un déménagement définitif que je te suggère, précisa-t-il, surpris de ne pas frissonner lui-même à cette idée. Juste un séjour, le temps qu'Austin retrouve la cellule qu'il n'aurait jamais dû quitter.
— Je dois rester ici, répéta-t-elle. Tucker, au cours des derniers mois, je ne me suis jamais arrêtée nulle part. Et toute ma vie, j'ai toujours fait ce qu'on m'a dit de faire, je suis toujours allée où on me disait d'aller et j'ai toujours agi en conformité avec les attentes d'autrui.
— Raconte-moi ça.
Elle poussa un long soupir.
— Non, pas maintenant. Plus tard. Peut-être. Mais ici c'est chez moi, c'est ma maison, et j'y reste. Ma grand-mère a passé ici toute son existence d'adulte, et c'est ici que ma mère est née, même si elle n'aime pas qu'on le lui rappelle. J'aimerais croire qu'il y a assez de sang McNair en moi pour me permettre de tenir au moins un été.
Voulant égayer l'atmosphère, elle secoua la tête et lui sourit.
— Alors, tu me les donnes, ces fleurs, ou tu les laisses se faner sur l'escalier?
Tucker envisagea un instant plusieurs arguments imparables pour convaincre la jeune femme, puis se ravisa. Quand une personne n'était pas autorisée à vivre comme elle l'entendait, elle était plus susceptible de se briser que de plier.
— Ces fleurs-là ? dit-il en brandissant le bouquet avec un air des plus innocents.
Leurs tiges avaient été enveloppées dans de petits sachets de plastique remplis d'eau pour que leur fraîcheur fût préservée.
— Tu les veux vraiment?
Elle haussa les épaules.
— Je ne veux pas qu'elles finissent à la poubelle, surtout.
— Moi non plus, car je suis allé jusqu'à Rosedale pour les trouver — ainsi que ce vin, d'ailleurs. J'ai dû emprunter la voiture de Délia.
Il huma complaisamment les pétales.
— Et avec Délia, reprit-il, rien n'est gratuit. Tu devrais voir la liste de corvées qu'elle m'a donnée : passer chez le teinturier, faire les courses... Et comme elle avait dégoté un prospectus pour les soldes de chez Wollworth, j'ai dû y aller aussi. J'ai tout de même mis le holà quand il s'est agi de récupérer un déshabillé pour la fille de sa sœur Sarah, dont les noces doivent être célébrées la semaine prochaine. Chacun sa façon de voir, mais pour ma part je n'achète de dessous chic qu'aux femmes avec lesquelles je suis en relation intime.
— Tu es un honnête homme, Tucker.
— C'est une question de principe.
Il posa les roses sur les genoux de Caroline. Les fleurs élégantes, protégées par des cornets de papier, y brillèrent comme des gouttes de soleil.
— J'ai pensé que les roses-thé t'iraient le mieux.
— Elles sont magnifiques, dit Caroline en respirant leur doux et puissant parfum. Je suppose que je dois te remercier pour ces fleurs, ainsi que pour toute la peine qu'elles t'ont coûtée.
— Un baiser suffira. C'est même ce que je préfère.
Il sourit en voyant son front se plisser, et lui tapota le menton du bout du doigt.
— Arrête d'y penser, Caroline. Fais-le. C'est meilleur que toutes les pilules pour guérir la migraine.
Aussi, tenant toujours le bouquet éclatant contre son sein, se pencha-t-elle pour l'embrasser. Le goût des lèvres de Tucker lui parut aussi doux et puissant que le parfum des roses. Et, découvrit-elle également, aussi apaisant. Le regard légèrement vaporeux, elle voulut se reculer. Tucker recueillit sa nuque dans le creux de sa paume.
— Oh, vous, les Yankees, murmura-t-il, vous êtes toujours pressés.
Et il appliqua de nouveau ses lèvres contre les siennes.
Il savourait cet instant. Caroline le comprit alors même que son esprit commençait à se brouiller sous le coup de l'émotion. Elle s'apercevait combien un baiser pouvait être langoureux et profond lorsqu'on s'y abandonnait de tout son être. Alors, poussant un léger soupir, elle se laissa aller.
Même lorsqu'elle sentit les doigts de Tucker se crisper contre sa peau, elle ne s'en inquiéta pas. Sous sa main un peu tremblante, pressée sur le torse musclé, elle sentait le cœur de son compagnon s'emballer à grands coups, et cette lourde rythmique, au lieu de lui tendre les nerfs, lui procurait du plaisir.
Et durant tout ce temps les lèvres de Tucker naviguaient sur les siennes, si bien que le baiser était comme un plongeon dans une eau fraîche et bleue moirée de soleil.
Ce fut lui qui, cette fois-ci, émergea le premier. Il ne l'avait pas touchée. Ses doigts avaient certes resserré leur étreinte contre sa nuque, mais il ne l'avait pas touchée. Il n'avait pas osé. Car il savait que, dès l'instant où il l'aurait fait, il n'aurait plus été capable de se contenir.
Il y avait là comme une mélodie inédite dans un air trop bien connu, et aussi ardu lui fût-il de se contenir, Tucker savait qu'il devrait auparavant éclaircir ce mystère.
— J'imagine que tu ne vas pas me proposer d'entrer?
— Non.
Elle laissa échapper un long soupir.
— Pas tout de suite.
— Je ferais mieux de m'en aller, alors.
Après un bref combat intérieur entre son désir de rester et la nécessité de partir, il se redressa enfin.
— J'ai promis à cousine Lulu une partie de Parcheesi. Elle triche, tu sais.
Il eut une grimace comique.
— Mais moi aussi, ajouta-t-il, et je suis plus rapide qu'elle.
— Merci pour les fleurs. Et le vin.
Tucker enjamba le chiot qui était en train de ronfler sur la dernière marche de l'escalier. Comme Caroline avait garé sa BMW à quelques centimètres à peine de l'Olds de Délia, il dut se glisser jusqu'au volant en entrant par le côté passager. Ayant fait démarrer le moteur, il abaissa la vitre.
— Gardez ce vin au frais, mon chou. Je reviendrai.
Alors qu'il remontait en trombe son allée, Caroline se demanda pourquoi cette dernière forfanterie avait à ce point l'allure d'une menace.
Crystal et Josie s'étaient assises sur leur banquette favorite au Chat 'N Chew — prétendument pour dîner. Cependant, comme toutes deux étaient en régime perpétuel, c'était plutôt pour cancaner.
Josie piochait dans sa salade de poulet d'un air maussade. Elle aurait mieux aimé un steak épais et une assiettée de bonnes grosses frites bien graisseuses. Mais elle surveillait sa ligne. A trente ans passés, elle veillait à se prémunir contre tout affaissement, relâchement ou embonpoint.
Sa maman avait gardé une silhouette fine et élancée jusqu'au moment où elle avait défailli dans ses rosiers. Et Josie comptait bien réitérer cette performance.
Depuis le jour où elle s'était rendu compte que sa maman était différente de son papa, elle était entrée avec elle dans une compétition aussi discrète qu'acharnée. Cela lui avait parfois donné quelque remords, mais elle n'avait jamais su résister au désir d'être aussi jolie que sa mère. Puis plus jolie qu'elle. De paraître aussi désirable aux yeux des hommes. Puis plus désirable encore.
Jamais, cependant, elle n'avait su conquérir la paisible dignité de sa mère, et elle avait pitoyablement échoué à s'en prévaloir au cours de son premier mariage. Aussi s'était-elle rabattue sur les manières franches et gaillardes de son papa. La combinaison qui en avait résulté lui convenait mieux, finalement : des allures renversantes de femme fatale et un caractère direct. Comme un enfant, elle avait ajusté une à une les pièces de sa personnalité.
Désormais, le puzzle dénommé Josie Longstreet était un ouvrage solide.
Tandis que cette dernière chipotait dans sa salade de poulet, Crystal ne faisait qu'une bouchée de sa tomate farcie au thon. Elle babillait sans discontinuer tout en enfournant des fourchetées de poisson. Et, comme d'habitude, Josie lui prêtait une attention intermittente.
Elle aimait beaucoup Crystal, et ce depuis le jour où elles avaient pris la décision solennelle d'être les meilleures amies du monde. Elles n'avaient alors que cinq ans et vivaient en filles de milieux aisés, ignorant totalement à quel point leurs existences devaient par la suite diverger. Josie avait suivi une voie — celle des bals des débutantes et de ce premier mariage convenable — et Crystal une autre, après que son avocat de père se fut enfui vers des contrées inconnues en compagnie de sa secrétaire. Elle avait dès lors pris le chemin de la vie active, pour se retrouver mal mariée, et finalement divorcée après deux fausses couches.
Néanmoins elles étaient demeurées amies. Chaque fois que Josie revenait à Innocence, elle passait toujours quelques moments avec Crystal. Par sentimentalité, elle avait voulu jouir d'une amitié d'enfance dans sa vie d'adulte. En outre, elle appréciait la complémentarité de leurs deux personnes. Son amie était ronde et menue, tandis qu'elle-même était grande et mince. Crystal avait une peau blanche parsemée d'une myriade de taches de rousseur; elle avait laissé une fortune dans l'achat de la panoplie complète des produits gommants disponibles sur le marché, jusqu'à ce qu'elle eût finalement accepté cette particularité comme un trait distinctif de sa personnalité. Elle avait alors appris à prendre soin de sa peau à Lamont, dans l'Ecole de beauté de Madame Alexandra, dont elle était sortie troisième de sa promotion, ainsi qu'il était notifié sur son diplôme.
Au bout du compte, elle avait définitivement adopté cette carnation fleurie de fille de ferme qui constituait un parfait faire-valoir au teint mat de Josie. Ses cheveux, qu'elle réarrangeait tous les deux ou trois mois en guise de réclame pour ses talents, arboraient pour l'heure la teinte Sparkling Sherry de chez Clairol et étaient apprêtés en une sorte de ruche férocement laquée. Crystal soutenait que le genre était en train de revenir à la mode.
— Et puis, alors que Bea s'occupait des ongles de Nancy Koons, voilà que la Justine se met à raconter ce que Will lui a dit : figure-toi que les types du FBI pensent que c'est un Noir qui a tué Edda Lou et les autres. Paraît qu'ils savent ça à cause de la manière dont on les a tuées, et parce qu'ils ont retrouvé ce bout de poil pubien et tout.
Crystal fourrageait dans sa tomate, poussant méticuleusement les morceaux de thon sur sa fourchette avec son petit doigt.
— Maintenant, j'ignore de quoi il retourne vraiment, mais je ne crois pas que c'était correct de sortir ça devant Bea — qui est aussi noire que l'as de pique — assise par terre en train de lui polir les ongles. J'étais franchement gênée, Josie, mais Bea, elle a continué son travail en demandant simplement à Nancy si elle voulait un peu de vernis égaliseur.
Josie tira sur sa paille.
— Justine est tellement entichée de Will, commenta-t-elle, que s'il lui assurait que les grenouilles chient des crottes en or, elle irait plonger son tamis dans le Little Hope Creek.
— Ce n'est pas une raison, rétorqua Crystal sur un ton vertueux. Je veux dire, nous savons tous que c'était sans doute un homme de couleur, mais tu ne me verras jamais le répéter devant Bea. Eh quoi ! c'est ma meilleure employée. Alors j'ai tordu la tignasse de la Justine, et quand elle s'est mise à couiner, je lui ai dit, gentille et tout : « Oh, mon chou, je t'ai fait mal? Je suis affreusement désolée. Toutes ces histoires de meurtre me rendent si nerveuse. Encore heureux que je ne t'aie pas coupé le lobe de l'oreille dans un faux mouvement. Une oreille coupée, ça saigne pire qu'un cochon égorgé. » Elle eut un sourire mauvais.
— Ça lui a fermé son clapet aussi sec.
— Je vais peut-être aller demander à Will de me raccompagner à la maison ce soir, pensa tout haut Josie en repoussant son abondante crinière. Comme ça, Justine aura au moins des raisons de couiner.
Crystal laissa échapper un de ces brefs pépiements qui lui tenaient lieu de rires.
— Oh ! Josie. T'es vraiment un sacré numéro.
Puis son regard se reporta vers la porte du café qui venait de s'ouvrir à la volée.
— Tiens, voilà la Darleen Talbot avec son bébé.
Elle renifla dédaigneusement et aspira le fond de son verre de Coke.
De son côté, Josie sortit de sa rêverie pour regarder Darleen s'installer à son tour sur l'une des banquettes.
— Billy T. Bonny, hein ?
— Tiens, reprit Crystal qui adorait les histoires de fesses, je l'ai vu entrer par la porte de derrière chez Darleen même pas dix minutes après que Junior était sorti par celle de devant. Comme je te le dis. Et tout ce qu'elle avait sur les épaules à ce moment-là, c'était une nuisette rose tout juste bonne à couvrir les fesses d'une poupée. Je les ai parfaitement vus depuis la fenêtre de la cuisine de Susie Truesdale. J'étais en train de rincer les cheveux de Susie dans l'évier. A ce propos, la Susie, elle tient sa cuisine propre comme un sou neuf, même avec tous ces enfants qu'elle a. Si son benjamin n'avait pas eu une indigestion, elle serait venue dans le salon pour se faire laver et coiffer comme d'habitude — et moi je n'aurais rien vu.
— Qu'a dit Susie?
— Eh bien, elle avait la tête dans l'évier, mais tandis que je lui séchais les cheveux, je lui ai rapporté la chose comme si de rien n'était. Et j'ai bien vu à son air qu'elle savait tout. Mais elle m'a seulement répondu qu'elle ne prêtait jamais attention à ce qui se passait chez les voisins.
— Alors, comme ça, Darleen trompe Junior avec Billy T...
Les lèvres de Josie s'arrondirent en un sourire autour de sa paille. Son regard avait pris cette lueur trouble et lointaine que connaissait bien son amie.
— Tu as une idée derrière la tête, Josie.
— Non, Crystal. Je songeais juste que Junior était bel homme, même s'il est un peu terne. Et je l'aime vraiment beaucoup.
— Tu parles, lâcha Crystal en tripotant le reste de sa tomate. Tu me diras si je me trompe, mais je crois qu'il est à peu près le seul type de cette ville entre vingt et cinquante ans dont tu n'aies jamais eu envie.
— Je peux très bien aimer un homme sans vouloir coucher avec lui.
Josie considéra sa paille un instant. Celle-ci portait une trace écarlate à l'une de ses extrémités.
— Tu ne crois pas que quelqu'un devrait le mettre un peu au courant de ce qui se passe sous son propre toit quand il est absent ?
— Je ne sais pas, Josie.
— Moi si, répliqua-t-elle en sortant de son sac un carnet et un crayon. Voyons. Je pourrais lui écrire un petit mot que tu irais lui porter...
— Moi ? s'écria Crystal.
Elle jeta des regards craintifs autour d'elle.
— Comment veux-tu...
— Allons, nul n'ignore que tu t'arrêtes régulièrement à la station-service pour t'acheter un Milky Way, en revenant du salon.
— Oui, bien sûr, mais...
— Bon, alors, poursuivit Josie tout en griffonnant furieusement, quand tu seras là-bas, il te suffira d'attirer l'attention de Junior dès qu'il aura ouvert son tiroir-caisse, d'y glisser ce billet et de t'éclipser dehors. Simple comme bonjour.
— Mais tu sais bien que chaque fois que je suis nerveuse, ça me donne de l'urticaire sous les bras.
Elle avait déjà l'impression de sentir la peau lui démanger.
— Deux secondes suffiront, insista Josie.
Voyant son amie trembler, elle décida de sortir la grosse artillerie.
— A propos, j'ai déjà dû t'apprendre que Darleen répétait à tout le monde que la couleur dont tu te servais pour tes cheveux tournait au jaune pisseux et qu'elle préférait économiser son argent en se passant elle-même du Miss Clairol... non? En tout cas, elle ne se gêne pas pour prétendre que c'est criminel de ta part de proposer à dix-sept dollars et quinze cents une coloration que n'importe qui peut se faire lui-même pour cinq dollars la boîte.
— Cette petite garce n'a aucun droit de parler ainsi à mes clientes, s'indigna Crystal, complètement remontée. Eh quoi ! elle a les cheveux comme un tampon à récurer. Je le lui ai déjà dit d'ailleurs, dit et redit, qu'il fallait qu'elle se les fasse soigner si elle ne voulait pas devenir chauve. Peuh ! J'espère que c'est ce qui lui arrivera.
Le sourire aux lèvres, Josie agita le billet sous le nez de son amie qui, cette fois, s'en empara.
— Non, mais regarde-la, reprit Crystal. Assise là à se tartiner les lèvres de rouge, pendant que son gamin se met de la glace partout.
Josie tourna discrètement la tête pour profiter à son tour du tableau. Elle songea d'abord que Darleen serait bien mieux elle-même avec un peu de glace vanille-cerise sur la figure. Puis elle avisa le reflet doré de son étui de rouge à lèvres et se figea net.
— Oh non, c'est trop drôle, murmura-t-elle.
— Quoi donc?
— Rien. Attends-moi là.
Elle se leva, et se dirigea d'un pas nonchalant vers Darleen tout en laissant courir son doigt sur le dossier des banquettes.
— Salut, Darleen. Mais dis-moi, ton petit devient sacrement costaud.
— Ça lui fait huit mois, maintenant.
Surprise et flattée que Josie vînt la saluer, Darleen reposa le rouge à lèvres sur la table pour essuyer fébrilement le visage de Scooter avec une serviette en papier. Furieux de cette interruption, le bébé se mit à hurler. Josie considéra le rouge à lèvres tandis que mère et fils s'agaçaient mutuellement.
Elle ne s'était pas trompée, se dit-elle. Non, aucune erreur là-dessus. C'était bien le rouge à lèvres qu'elle avait acheté à la boutique Elizabeth Arden de Jackson. Le même étui doré, la même nuance de rouge.
Comme par hasard, elle avait perdu le sien. Et cela depuis... depuis le soir où elle s'était envoyée en l'air avec Teddy Rubenstein dans la salle d'embaumement de chez Palmer. Après, elle était rentrée chez elle et, se souvint-elle, avait laissé tomber son sac en sortant de la voiture. Tout s'était alors éparpillé sur le sol.
Et le lendemain, Tucker avait un accident de voiture parce que quelqu'un avait percé des trous dans ses durits.
— C'est un bien joli rouge à lèvres que tu as là, Darleen. Il te va bien.
Josie avait pris le regard dur des prédateurs. Darleen, cependant, ne fit attention qu'au compliment.
— Le rouge est sexy, je trouve. Les hommes préfèrent les femmes aux lèvres pulpeuses.
— Moi aussi j'aime bien cette couleur, mais je n'en avais jamais vu d'une telle nuance. Où l’as-tu acheté?
— Oh...
Darleen rougit légèrement. Elle se trouva néanmoins assez flattée pour présenter l'étui à la lumière du soleil.
— C'est un cadeau, dit-elle.
Josie eut un sourire féroce.
— Non? J'adore les cadeaux, sais-tu. Pas toi?
Et, sans attendre la réponse, elle fit volte-face et sortit du café à grands pas en passant devant une Crystal éberluée.
Un quart d'heure plus tard, Tucker, qui était en train de se remettre de trois parties de Parcheesi âprement disputées, vit son repos troublé par Josie, qui était venue le réveiller brutalement pour lui déballer toute l'histoire.
Clignant des paupières sous les derniers feux du soleil, il s'efforça de rassembler ses esprits.
— Moins vite, Josie, pour l'amour de Dieu. Je ne suis pas encore bien réveillé.
— Alors dépêche-toi, sacré bon sang.
Elle lui donna une tape qui faillit le faire basculer du hamac.
— Je suis en train de te dire que celui qui a bousillé ta voiture n'est autre que Billy T. Bonny. Comment comptes-tu réagir?
— Attends, tu es en train de me dire qu'il s'est servi d'un tube de rouge à lèvres pour percer mes durits de frein et de direction?
— Mais non, cervelle de pois chiche !
Elle reprit son souffle et le récit de l'affaire.
— Comment, amour, juste parce que Darleen a un rouge à lèvres de la même couleur que le tien, tu...
— Tucker!
La patience n'étant pas l'une de ses vertus, elle lui assena un rude coup de poing.
— Une femme sait reconnaître son propre rouge à lèvres quand elle le voit.
Tucker, tout en se frottant le bras, lui accorda cela volontiers.
— Mais tu aurais pu le perdre n'importe où et...
— Ce n'est pas n'importe où que je l'ai perdu. C'est ici même, au beau milieu de l'allée. Je l'avais encore sur moi l'autre soir, quand je suis sortie avec Teddy, et je ne l'avais plus le lendemain matin. Pas plus que mon miroir de poche en nacre.
Un sursaut de rage embrasa son regard.
— Ce doit être cette garce qui l'a, aujourd'hui.
Tucker se leva en soupirant. Il était peu probable qu'il pût faire une autre sieste. Cependant il n'était pas encore furieux : tout cela lui semblait un peu trop tiré par les cheveux.
— Où vas-tu? s'enquit sa sœur.
— Informer Burke.
Josie se donna une claque sur la cuisse.
— Papa serait déjà allé coller le canon de son fusil au cul de Billy T.
Tucker se retourna. Ses yeux démentaient le calme apparent de son visage.
— Je ne suis pas papa, Josie.
L'air désolé, elle courut aussitôt le prendre dans ses bras.
— Oh, mon chou, c'était horrible de ma part. Surtout que je ne le pensais pas. Seulement, ça m'a rendue si furieuse...
— Je sais, dit-il en la serrant contre lui. Laisse-moi régler l'affaire à ma manière.
Il se recula pour l'embrasser.
— La prochaine fois que j'irai à Jackson, je t'achèterai un nouveau rouge à lèvres.
— Rouge Cruel, s'il te plaît.
— Allez, rentre te reposer maintenant. Je vais prendre ta voiture.
— D'accord... Tuck?
S'étant retourné, Tucker vit qu'elle avait de nouveau le sourire.
— Peut-être bien que c'est Junior qui lui fera sauter les noix, tu sais.